Cryptomonnaies & confiance collective
Aborder le sujet des cryptomonnaies n’est pas chose aisée tant les avis sont tranchés et le thème clivant. Deux camps très clairement s’affrontent : ceux qui les défendent coûte que coûte et ceux qui sont contre. Et à ce jeu, la règle bien connue du « qui n’est pas avec nous est contre nous » prévaut ! Pour les uns, les cryptomonnaies sont des actifs, pour les autres des titres de propriété, ou encore de l’or numérique, voire de la monnaie. Or tenter de faire rentrer les cryptomonnaies dans une catégorie déjà existante n’est pas, à notre sens, la bonne méthode tant ces objets ont des attributs qui s’accordent mal aux cadres préétablis. D’aucuns les disqualifient dès lors que tel ou tel critère de tel ou tel cadre n’est pas rempli. Et de fait, les cryptomonnaies possèdent assurément des caractéristiques relevant de chacun de ces cadres, sans jamais toutefois les remplir toutes. Nous montrerons ici en quoi les cryptomonnaies ne peuvent pas pleinement prétendre au statut de monnaie pour le moment.
Une disqualification sur des critères faussés
L’appréhension des cryptomonnaies en tant que véritables monnaies est souvent erronée, principalement en raison de deux arguments qui ne reflètent pas la diversité historique des systèmes monétaires.
La première objection fréquente repose sur le fait que les cryptomonnaies ne sont pas émises par les États, naissant en opposition à toute autorité centrale. Cependant, cette critique néglige la riche histoire des expériences monétaires, où des monnaies dites « primitives », par exemple, ont prospéré au sein de communautés de paiement (ensembles de personnes qui acceptent en paiement ces signes) sans avoir été instituées par une autorité centrale, créant ainsi une diversité de moyens d’échange, tels que perles, poteries, cauris, étoffes, et bien d’autres.
Une seconde objection contestable vise à disqualifier les cryptomonnaies en raison des scandales et des faillites à répétition qui ont touché certaines plateformes d’échange et intermédiaires. Il est crucial de noter que cette critique ignore que les cryptomonnaies ont été initialement conçues pour justement se soustraire à toute dépendance envers des tiers de confiance. Cependant, les intermédiaires se sont introduits dans cet écosystème, entraînant des crises. Plutôt que de révoquer pour cette raison le statut de monnaies aux cryptomonnaies, la nécessité réside dans la régulation de ces intermédiaires, sur le modèle des réglementations applicables aux institutions bancaires. Mais l’essentiel n’est pas là.
Démystifier les « fonctions monétaires » des Cryptomonnaies
Pour évaluer le caractère monétaire des cryptomonnaies, il est impératif de plonger dans l’essence même de la monnaie. Si l’on considère la monnaie comme un ensemble de fonctions telles que l’unité de compte, le moyen d’échange et la réserve de valeur, les cryptomonnaies, bien que distinctes les unes des autres, sont « techniquement » pourvues de ces fonctions. Elles établissent leur propre unité de compte, organisent et régulent l’émission, fournissent un cadre pour résoudre les transactions facilitant le paiement, et permettent le stockage de la valeur[1].
Il est essentiel de souligner que définir la monnaie va au-delà de l’énumération de ses fonctions. Le simple fait que les cryptomonnaies soient techniquement dotées de ces fonctions ne les catégorise pas automatiquement en tant que monnaies. La définition de la monnaie englobe une complexité bien plus profonde. C’est un exercice qui va au-delà de déclarer l’utilité d’un objet, car dire à quoi une chose sert ne suffit pas à définir ce qu’elle est réellement. Ainsi, bien que les cryptomonnaies possèdent techniquement ces fonctions monétaires, cette caractéristique seule ne suffit pas à leur conférer le statut monétaire. La démystification des « fonctions monétaires » des cryptomonnaies nécessite une exploration plus profonde de la nature intrinsèque de ces dernières et de leur rôle dans le panorama financier contemporain.
La monnaie : une convention socialement construite
Selon Karl Polanyi, la monnaie transcende toute relation marchande, se soustrayant ainsi à une réduction à de simples fonctions économiques (La grande transformation, 1944). Pour Polanyi, la monnaie représente un construit social, littéralement « immergé » au cœur de la société. Son existence repose sur une variété de mécanismes de structuration sociale, impliquant des conventions, des règles, des lois, des désirs mimétiques et des valeurs. Cette notion est reprise et approfondie par Michel Aglietta et André Orléan, qui conceptualisent la monnaie comme une « convention socialement construite » (La Monnaie souveraine, 1998). Qu’ils soient matérialisés sur des billets, des pièces, des comptes bancaires ou des wallets, ces signes ne deviennent réellement des monnaies que grâce à la confiance collective.
En opposition aux monnaies « primitives » qui reposaient sur la confiance des communautés de paiement, les monnaies fiduciaires s’appuient sur un tiers de confiance, telles que les banques centrales ou les institutions bancaires. Cela soulève une interrogation pertinente sur la convention fondatrice des cryptomonnaies. Sur quelle base construisent-elles leur confiance sociale ?
Une infrastructure technique
Comme pour les monnaies primitives, les cryptomonnaies se fondent sur une confiance collective ne reposant pas sur une autorité centrale, mais bien sur une « communauté de paiement ». En lieu et place du tiers de confiance, on trouve une infrastructure technique originale et sophistiquée reposant sur un réseau décentralisé, un protocole cryptographique, une blockchain et une activité de minage. Chaque cryptomonnaie est bien une convention sociale normée au sein d’une communauté. Chacune dispose de son dispositif technique de création monétaire. Les bitcoins, par exemple, sont émis à chaque bloc miné et vont au bénéfice des mineurs qui sont précisément ceux qui valident les transactions inscrites et donnent une signature électronique unique (le hash) à chaque bloc. L’infrastructure technique de chaque cryptomonnaie ne permet pas de payer sans disposer au préalable de l’argent nécessaire. Comme le fait remarquer Etienne Perrot, « ici, pas de chèque en bois, pas de crainte d’une faillite bancaire, pas de confiance aveugle dans un intermédiaire – puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire –, mais une confiance dans l’infrastructure technique » (« Les crypto-monnaies », Etudes, 2018).
Des communautés de paiement restreintes
Reste à savoir si cette confiance en une infrastructure technique est en mesure de convaincre et de se diffuser au plus grand nombre. On en compte désormais 8837 cryptomonnaies (site Coinmarketcap.com). La communauté des utilisateurs s’est élargie bien au-delà des groupes fondateurs de l’origine. Un nombre croissant d’entreprises acceptent le paiement en cryptomonnaies dans une majorité de pays : elles seraient 32 324 dans le monde d’après le site Coinmap.org. On peut désormais acheter de plus en plus de biens « réels » (tangibles) avec les cryptomonnaies. À mesure que la sphère circulatoire de ces dernières s’élargit, les trois fonctions monétaires dont elles sont techniquement dotées s’activent progressivement. Dans le cas du bitcoin, par exemple, la Diar a publié en 2018 une répartition de ses usages : 25 % des bitcoins seraient ainsi utilisés pour des investissements de long terme, 17 % pour de l’investissement spéculatif de court terme, 15 % seraient détenus par les plateformes d’échange, 13 % seraient utilisés pour régler des transactions et enfin 30 % seraient perdus et inutilisables (perte des clés privées, perte des équipements contenant les wallets, etc.). Malgré ces évolutions très favorables aux cryptomonnaies, il faut remarquer cependant qu’elles restent minoritaires dans le paysage monétaire mondial. La convention sociale normée que représente chaque cryptomonnaie reste limitée au sein de communautés de paiement encore assez restreintes.
Des construits sociotechniques
Les monnaies fiduciaires disposent d’institutions (banque centrales, banques) décidant des règles de bon fonctionnement de l’ensemble. C’est précisément ce qui manque aux cryptomonnaies. Si elles sont toutes bien dotées d’une infrastructure technique générant de la confiance, il leur manque encore une forme de « superstructure » dont le rôle serait de définir et protéger les frontières de la communauté de paiement, d’établir des incitations à la participation des membres et leur reconnaître des statuts et enfin de pacifier les conflits. Pimerva De Filippi et Benjamin Loveluck, par exemple, estiment que pour faire monnaie, les cryptomonnaies devront réussir à combiner une infrastructure technique avec des normes sociales, des règles et procédures formelles et informelles et des pratiques de marché. En d’autres termes, l’infrastructure technique est une condition nécessaire mais non suffisante pour faire accéder les cryptomonnaies au rang de monnaies. « Une gouvernance par l’infrastructure conduit, comme elle contraint, à l’émergence d’une gouvernance de l’infrastructure » (The invisible politics of Bitcoin: governance crisis of a decentralised infrastructure, 2016). Ce besoin devient visible lorsqu’il est question de faire évoluer l’infrastructure technique par exemple. Ce fût le cas à maintes reprises pour le bitcoin. Les décisions ont pris place hors du champ de la technique, au sein d’espaces de débats socialement construits et organisés. Une superstructure singulière a ainsi vu le jour, basée sur des BIPs (Bitcoin Improvment proposals), des réseaux sociaux, des rencontres physiques, des votes et finalement des hard et soft forks (sorte de divorces scindant la communauté de paiement en sous-ensembles distincts ayant leurs règles propres). Bien qu’ayant pour fonction de définir des objectifs collectifs, de les réaliser, de gérer et de trouver des solutions aux conflits, de contrôler les relations de pouvoir et d’asseoir la légitimité des règles qu’elle a modifié, cette superstructure informelle reste encore trop embryonnaire pour permettre aux cryptomonnaies d’accéder au statut de monnaie.
Les cryptomonnaies, en tant que construits sociotechniques, seront en passe de devenir des alternatives crédibles aux monnaies bancaires lorsqu’elles auront définitivement parachevé la construction de leurs institutions « sociales » à côté de leurs institutions « techniques ».
Assen Slim est professeur des universités et vice-président recherche adjoint à l’Inalco. Son dernier ouvrage s’intitule Idées reçues sur les cryptomonnaie (Ed. Le Cavalier Bleu, Coll. Idées Reçues, 2023). assen.slim@inalco.fr et Blog.
[1] Contrairement aux monnaies fiduciaires qui sont stables à court terme mais se déprécient à long terme, les cryptomonnaies sont instables à court terme et (pour le moment) s’apprécient à long terme.
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